1. Le point de vue du chercheur CNRS

Dr Michel de Lorgeril, membre du Comité Scientifique de l’AIMSIB

 

Pour faciliter la compréhension d’un sujet difficile (la fausse information en médecine avec une apparence scientifique), prenons donc un exemple très concret, et sous forme de question : est-ce que les statines empoisonnent les muscles ?

Cette question donne lieu à une controverse violente entre supposés experts [ceux qui répondent non et ceux qui répondent oui] et aussi pénible car il y a des victimes et de réelles souffrances ; et quand une souffrance n’est pas reconnue, il s’ajoute une autre souffrance : une double peine pour reprendre un vocabulaire juridique à la mode.

Posons en préalable que tous les experts et intervenants que nous allons citer seraient de bonne foi ; ils sont peut-être sous influence, du fait de leurs liens d’intérêts avec certaines firmes par exemple, mais ils restent de bonne foi dans leur conscience ; Ce n’est pas le cas général, certes, mais pour faciliter le raisonnement, essayons d’adopter ce principe généreux.

Pour rendre la démonstration explicative robuste, nous sommes obligés de reproduire des documents ; qui sont tous en anglais. Désolé pour ceux qui ne parlent pas cette langue, mais nous allons en donner une traduction simple.

A gauche (comme sur un ring de boxe, pas à l’Assemblée Nationale), ceux qui défendent l’idée que les statines ne provoquent pas de symptôme musculaire.

Les plus connus et très puissants (ils font la loi dans le domaine éditorial, les diverses académies et sociétés savantes) appartiennent à un consortium international subventionné par l’industrie pharmaceutique. C’est donc BigPharma Vox ! Récemment, ils ont publié un article dans The Lancet, le plus lu des journaux médicaux Européens et plus ou moins propriété de l’industriel Merck. Ci-dessous le titre de l’article et les principaux auteurs :

Et maintenant les liens d’intérêt de ces principaux auteurs :

Inutile de faire un dessin, comme on dit.

Ces experts déclarent que les statines n’ont pas d’effet (clinique significatif) sur les muscles ou très rarement. Ci-dessous copie de la phrase dans leur propre texte :

A droite, un autre groupe d’experts, presque tous aussi subventionnés par l’industrie pharmaceutique et, en plus, porte-parole de la Société Européenne de Cardiologie, et qui ont une toute autre vision des choses. L’article date de 2015 :

Ci-dessous, un court paragraphe de leur article à propos des symptômes musculaires associés à la prise de statines. Ce sont des symptômes relativement bénins (douleurs et faiblesse) ; on parle donc de la même chose dans les deux articles, celui du Lancet et celui de l’European Heart Journal.

Entre presque 0% (dans le Lancet) et presque 30% de victimes ici, ça fait une différence !

Question : comment des experts internationaux peuvent-ils conclure, à propos d’un aspect important de la médecine cardiovasculaire, de façon aussi discordante ?

Qu’est-ce qui cloche chez ces puissants cerveaux issus des plus belles universités ? Pourquoi ne peuvent-ils pas se mettre d’accord ? Qui a raison ?

Outre que certaines influences (commerciales) obscurcissent leur vision, il y a chez eux une évidente méconnaissance de la base de la médecine scientifique.

Que ne comprennent-ils pas, apparemment ?

On dit apparemment car certains ont parfaitement compris mais, par solidarité envers leurs multiples sponsors, ils préfèrent ne rien dire…

Il est en effet assez simple de clarifier les choses. Le 1er article du Lancet tire ses chiffres d’essais cliniques où les patients recrutés sont soigneusement sélectionnés ; tandis que le 2ème article rapporte des données de suivi (de pharmacovigilance au sens large) de patients non sélectionnés représentant la population générale susceptible de se voir prescrire une statine.

Quelle différence cela fait-il ?

Pour comprendre la différence, examinons un autre article dont le but était plus ou moins d’innocenter les statines quant à leur toxicité musculaire. On donne ci-dessous le titre, les auteurs et un extrait de leurs conflits d’intérêt déclarés (disclosures en anglais).

Il s’agit d’un essai clinique avec tirage au sort qu’ils appellent STOMP pour “The Effect of Statins on Skeletal Muscle Function and Performance” ; c’est donc en principe du bon travail.

Le Dr Thompson étant le senior auteur, on se limitera aux liens d’intérêt de celui-là.

Aucun doute possible, nous sommes dans le petit monde de BigPharma et les données rapportées sont d’ailleurs très rassurantes pour les industriels et leurs amis : 80mg d’atorvastatine pendant 6 mois ne semblent pas diminuer la force musculaire ou affecter la capacité d’exercice des sujets testés (ci-dessous surligné en jaune)

Ces données font penser que ce sont les auteurs du 1er article dans le Lancet qui étaient dans le vrai, sauf que…

Sauf que si on examine le protocole de l’étude, on constate qu’à partir d’un échantillon de patients susceptibles de participer à l’étude [et donc susceptibles de se voir prescrire une statine dans la vraie vie ; et donc potentielles victimes d’un effet toxique], les investigateurs vont prendre la précaution d’en sélectionner une minorité, c’est-à-dire de ne garder que ceux qui ont le plus faible risque de développer une complication due aux statines.

Deux petites captures pour documenter le biais introduit dans l’essai :

Autrement dit, d’une population initiale de 1415, on sélectionne 419 sujets qui sont tirés au sort, 202 dans le groupe statine (ATOR, ci-dessus) et 217 dans le groupe placebo (PL ci-dessus) : 29% du total initial.

Ils ont donc éliminé plus de 70% des personnes susceptibles, sur la foi des conclusions de cette étude, de se faire prescrire une statine par leurs médecins ; ces prescripteurs pensant que la statine n’a pas de toxicité musculaire importante.

Il est inutile à nouveau de faire un dessin. On n’a pas capté toutes les bonnes raisons qui ont conduit les investigateurs à exclure plus de 70% des sujets qu’ils auraient pu inclure. Il est clair toutefois que ces données ne sont pas extrapolables à la population générale qui va recevoir des statines et qui éventuellement s’en plaindra. Il est fort probable que c’est parmi ces patients exclus (et fragiles) que pourraient se recruter la majorité des victimes des statines.

On observe en plus que même chez ces sujets particulièrement qualifiés pour ne pas avoir d’effets toxiques des statines, les auteurs rapportent que “this blinded, controlled trial confirms the undocumented impression that statins increase muscle complaints. Atorvastatin also increased average creatine kinase, suggesting that statins produce mild muscle injury even among asymptomatic subjects”. C’est une copie de la fin de la conclusion de l’article ci-dessus.

Autrement dit, et comme les médecins attentifs le constatent si souvent, certains de leurs sujets particulièrement résistants se sont plaints de symptômes musculaires (muscle complaints) et ces symptômes étaient associés à des élévations de dosages biologiques (creatine kinase) certifiant la toxicité musculaire. Les auteurs admettent dans leur article qu’il y a parfois des troubles biologiques (élévations de creatine kinase) même en l’absence de symptômes ; tout cela confirmant la toxicité musculaire des statines.

Conclusion : ce sont donc les auteurs du 2ème article qui sont les plus proches de la réalité des faits : les statines sont réellement toxiques pour les muscles.

Ceux qui prétendent le contraire le font sur les bases de données non scientifiques. Les essais cliniques conduits sur des groupes de patients hypersélectionnés ne peuvent rendre une image réaliste de la toxicité potentielle des médicaments. Ces essais cliniques tendent à désinformer les médecins traitants ; c’est très préjudiciable pour leurs patients.

Les investigateurs sérieux le savent : seule la pharmacovigilance et les essais de phase 4 (selon la nomenclature en usage) permettent de réellement identifier les effets adverses (musculaires et autres) des médicaments.

Que les prestigieux auteurs de l’article du Lancet, et avec eux une cohorte de commentateurs puissent ignorer ces évidences laisse sceptique quant à leur réelle bonne foi, préalable initial de cette analyse.

Il faut certes rester prudent quant à la fréquence réelle des symptômes musculaires dus aux statines.  Elle varie probablement beaucoup en fonction des populations exposées (prédisposition génétique et sensibilité individuelle, mode de vie, et autres facteurs), des types et doses de statines et des durées de traitement.

Le chiffre de 27% rapporté dans le 2ème article est sans doute une sous-estimation de la toxicité musculaire réelle des statines dans les populations à risque, souvent polymédicamentées. 

Rapporté à la très faible probabilité – pour dire les choses avec prudence ; mais l’auteur de cet article pense que cette probabilité est nulle – que les statines soient utiles chez certains, ce niveau de toxicité donne un rapport bénéfice/risque trop faible pour qu’il soit justifié de prescrire une statine à qui que ce soit.

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